Balades Littéraires

Balades matinales en solitaire (1)

 

Le 12 octobre 2020

Descente de via Rovello et vue du S. Salvatore. © Grazia Bernasconi-Romano

Via Rovello : départ.

Direction : Cappella San Vincenzo.

Une dame et son chien.

Un grand-père et son petit-fils.

Des feuilles de ginkgo déjà jaune or au sol.

Montée, sur la gauche, à travers le bosquet, à la terrasse des Tre Pini.

Vue sur Monte Boglia, Monte Brè, Lac de Lugano et San Salvatore, en redescendant ma rue, à la rentrée.

Le ciel est encore endormi.

7h30 – 7h45

Deux jeunes partent en moto.

La police fait déjà sa ronde. Se passe-t-il quelque chose ?

Une dame encore décoiffée, où va-t-elle… ?

 

Le 13 octobre 2020

07h30.

Direction : Parco Vira.

Sentier à travers le bois.

Châtaignes au sol.

Je marche vite.

Un monsieur en sens inverse.

Je ramasse cinq belles châtaignes. Pas la bogue, même si elle est très belle, car elle pique trop et je n’ai que des poches…

 

 Le 14 octobre 2020

Parco Tre Pini

Je me lève tôt : 6h30. Il fait encore nuit. Je me prépare sommairement. Je n’arrive pas à sortir dépeignée et les yeux ensommeillés, le visage fripé… Je me mets en belle tenue sportive, un bandeau aux cheveux. Gants : il fait déjà froid.

Direction vers le Sud, puis je vire vers la droite : via Sentiero Vinorum, puis encore à droite : Salita alla Collina. Une jolie et romantique rencontre : une dame en béquilles (pourquoi mettrait-elle le masque ? elle ne pensait rencontrer personne à cette heure-là…) m’arrête afin que j’admire la lune avec elle – une fine faucille – en commérage avec une étoile : -Vénus ? J’insiste : -Vénus ! Puis, un monsieur sous son masque bleu ciel : – Buondì ! – Buongiorno.

Salita al Roccolo, je me retrouve aux Tre Pini… un seul pin survivant… deux tilleuls endormis. L’édicule avec les livres n’est plus là, signe que le covid-19 a repris de plus belles…

Je redescends vite à la maison. Via Rovello : aucun signe de vie humaine…

 

Le 15 octobre 2020

Je me réveille tôt : 5h30

J’attends le réveil de 6h30 ?

Je m’étire : Confinement… Confinement… Je pense à l’impossibilité de continuer une amitié. En construire, n’en parlons même pas. Pauvre Sénèque !

Je me lève, inutile de rester au lit.

Il est 6h00.

Je m’habille : tenue de sport, évidemment. Je lave et soigne mon visage, puis je me coiffe en pensant à mes deux grands-mamans et à leur blanc chignon, dont les cheveux s’échappaient élégamment en bouclettes de toute part…

Un verre d’eau.

Le parapluie : il pleut finement.

Ce matin, je descends vers le croisement qui, de la gare, dévie vers le Nord, via S. Gottardo…. Cher Ange, là, ta maisonnette carrée défie toujours le progrès, avec ses couleurs ocre et vert ! Désormais silencieuse et respectueuse de ton sommeil éternel, elle paraît protégée par les ténèbres illuminées, tandis que le portail Jugendstil, que tu avais décroché depuis longtemps, reste encore accroché à la façade postérieure comme un faux-semblant… inutile dentelle rétro dont ta femme n’arrivait pas à se défaire. Les vitrines, au rez-de-chaussée, toujours pareilles, arborent le logo de ta fille : une patineuse, car avant de vendre des antiquités, vous vendiez des articles sportifs. Ton sourire éthéré à la fenêtre – surplombant l’arrêt du bus et tout le trafic du croisement – te survit défiant le temps et illuminant l’espace. -Buongiorno, Gratia ! L’écho esseulé – malgré les bruits environnants – en retentit indélébilement dans mes oreilles.

Je me dirige vers la chapelle Madonna della Salute, presque toujours fermée, mais avant de jeter un regard à l’intérieur à travers les grilles des fenêtres, l’inscription dantesque m’arrête impérativement :

Donna sei tanto grande e tanto vali

che qual vuol grazia e a te non ricorre

sua disianza vuol volar senz’ali

Paradiso XXXIII

Massagno, Cappella della Salute

Le temps de penser encore à Ella et à son refus de se faire – ou de garder – des amis : « Mon mari et mes enfants me suffisent !». Confinement ? Confinement !

Continuons notre balade, aujourd’hui avec ce parapluie qui bloque mes mouvements…

Via dei Sindacatori : les feuilles mortes jonchent la rue des deux côtés… l’automne existe donc encore, lui !

Puis, je me dirige vers la poste, mais d’abord je m’arrête dans la cour du foyer Il Girasole. Les parois vitrées laissent voir à l’intérieur : deux infirmiers prennent leur café. Les vieux dorment encore. Un nombre incroyable de pots – une armée de plantes les plus diverses se trouvent là comme amassées – prêtes pour quel combat ? – serrées les unes contre les autres, presque apeurées on dirait… – sous le regard de la fillette de bronze au nœud rétro dans les cheveux. Mais qui a bien pu avoir eu l’idée de cette statue à l’entrée d’une résidence pour personnes à l’issue de l’âge ?!

Je me retrouve derrière l’immeuble de la poste : serait-il encore là, le grenadier ?… Devant mes yeux apparaît une sorte de pilier entouré de courtes branches aux feuilles bien vertes, qu’on dit sauvages… un tronc taillé, émondé… Son écorce est grise à la lumière des ténèbres artificielles. Les ombres lui donnent un aspect contorsionné, pierreux, un air de souffrance vécue.  Quel âge peut-il avoir ? À la fin du XXème siècle, quand je suis arrivée à Massagno, il était déjà là et assez grand, il atteignait le sommet de la façade du hangar, contre lequel il s’appuie toujours, mais son tronc déjà assez gros n’était pas encore si buriné, verruqueux… des grenades de belle taille, ouvertes faisaient la joie mélodieuse des oiseaux festoyeurs, je m’en souviens encore. L’apercevant, je me sentais chez moi, moi l’émigrante, moi la nomade de Trinacrie… Je le perdis de vue, ne passant plus de ce côté-là avec les enfants à la sortie de l’école maternelle, près de la Commune, pour éviter le trafic de la rue principale … Voilà que je le retrouve trente ans plus tard… Comment m’a-t-il trouvée, lui ? Je lui ai volé une branchette sauvage : un signet pour ma lecture en cours.

Me revoilà sur la route principale, via S. Gottardo, devant la vitrine de l’ancien Tea Room au style frais, un brin français, de la dame aux yeux clairs, au corps de matrone raphaélique et aux blonds cheveux annelés. Sur le trottoir, collés au sol par la fine pluie, qui descend silencieuse comme un voile brodé de mariée pour ne pas réveiller le monde malade, deux masques blancs et un peu bleu ciel. Je me plais à imaginer les deux jeunes amoureux qui, ayant voulu s’embrasser en défiant le virus à la couronne usurpée, les ont enlevés et, pris d’espoir dans la fougue de leurs émois, les ont laissés tomber en les abandonnant là comme des feuilles mortes !

Maintenant, rentrons. Il me faut un petit café bien chaud.

 

Le 16 octobre 2020

Réveil à 6h00.

Je me suis levée un peu plus tard.

Il fait encore nuit noire.

Dans une semaine, nous gagnerons une heure, donc il fera un peu moins nuit…

Monte Brè

c’est que je suis encore sortie vers 6h30 et pratiquement tout est enfoncé dans les ténèbres, dans le sommeil, bien sûr les lumières artificielles ne manquent pas, même pour illuminer le lointain : le monte Brè, vu d’ici, via Rovello, c’est une sorte de paradis dantesque par exemple, mais les rues sont désertes et si, par hasard, je vois un fagot d’habits s’approcher, un balai de travers, ou un footingueur gazellefier contre brise, ou encore un vélo, dont un bras téléphone, sortir du chemin qui conduit au Parco Vira, je rebrousse chemin : à croire que les rares êtres humains rencontrés – masqués… masqués !… – dans les ténèbres m’apeurent, m’affolent et je m’éloigne au rythme rapide et plus forcé de mes jambes… J’ai moins peur de la Nature que de mes propres semblables.

Mon parcours a été encore différent ce matin… vous rigolez déjà, bien sûr, je vous fais déjà penser à Truman Show, ce film où le personnage tourne en rond… Oui, je me dirige vers la Cappella San Vincenzo en montant par via Rovello, puis vers le Parco Vira, mais sans y pénétrer, je prends plutôt vers la gauche et longe la ferme aux anciens cochons, débouchant sur Savosa, puis coupe encore vers la gauche en marchant entre deux rangées de mini-cubes blancs – des maisons ça ?! – comme des soldats au garde-à-vous, qui m’ont rappelé l’amorphe candeur futuriste à l’âme humaine absente ce qui a déclenché la Marseillaise dans ma tête… Bizarre ? Vous trouvez ?

Toutes les fenêtres dormaient : 7h15. Sauf la petite luciole restée allumée au chevet d’un enfant et qui continuait de tamiser sa lumière à travers les rideaux de la grande fenêtre de sa chambre… les enfants au cours des millénaires n’ont pas encore perdu la peur du noir, du loup, de la mort, dont on les tient à l’écart en famille, laquelle ne veille plus les morts à la maison… ça pue trop et toute la gamme des parfums inventés ne suffirait pas à camoufler l’odeur de la Mort, sa présence indélébile… mais dont ils s’enivrent insensément devant les écrans…  Et puis c’est que de nonnò comme la mienne (à laquelle, étant restée veuve et seule, je tenais compagnie la nuit surtout) à la voix douce et ferme n’en existent plus tellement aujourd’hui… La tempête ayant renversé les fragiles câbles électriques du village méditerranéen, les rares lampions des rues laissaient les dormeurs dans l’obscurité la plus totale, pas de lune, pas d’étoiles… même la petite larme électrique perdait sa lueur diaphane devant la photo moustachue de nonno Giovanni… – Dors, l’orage a coupé le courant et je n’ai plus de bougie… Alors, confiante, ma tête enfoncée dans l’oreiller, je plongeais dans une poussière d’or et j’en modelais des personnages, j’en tissais une histoire qui se transformait vite en rêve.

L’entrée de ma maison me ramène au présent : la dame qui, au rez-de-chaussée, habite l’appartement de l’ancien concierge, boucle son sac d’ordures à l’entrée, à même la rue, en pyjama, un masque sur le visage :

-Buongiorno.

 

Le 17 octobre 2020

6h30.

Le réveil a sonné, mais je ne me suis levée qu’à 7h00.

7h15, en route ! Il fait un peu jour, mais comme on est samedi, tout dort encore… est-ce le seul motif ?

Direction : Parco Vira, mais par le chemin bas, pas à travers le bois.

Personne ! Le sol est bien battu, avec du petit gravier, et ils ont élargi la route. Qui ? Quand ? Une belle allée d’arbre et du pré encore très vert. Les animaux : chevaux, cerfs, ne sont pas encore sortis de leur refuge nocturne…

Je contourne le court de hockey ou de volleyball. Je passe devant le parc de jeux, je monte en faisant demi-tour à travers bois : une autre allée de châtaigniers forme une voûte solennelle à mon passage rythmé et continu vers la sortie du bois. Un homme avec un chien, puis une dame en train de courir, dont je ne vois que le masque, lequel attire mon regard comme un aimant. Je continue vers la chapelle San Vincenzo, puis, je descends via Rovello. Je n’ai marché qu’une demi-heure aujourd’hui à l’extérieur du périmètre de confinement casanier… mais je sens que mon corps, et mon esprit également, retrouvent un peu d’équilibre.

 

Le 20 octobre 2020

Cappella San Vincenzo

Le réveil sonne : 6h30.

Impossible de me décider à me lever. Et pourtant je n’ai pas sommeil… plus !

7h00. Bon, on se lève. On y va ? Bref rafraîchissement, tenue sportive, trois verres d’eau : un pour la tête, un pour le cœur et un pour les jambes, me dit un jour ma danseuse de fille. On sort. Moi, je sors. Moi et moi. Direction : Chapelle San Vincenzo, puis vers le parc Vira en prenant le chemin rénové à travers bois. Une belle allée de châtaigniers serpente élégamment. De belles bogues encore pleines ou vidées – nids ouverts sur quatre volets – dont les aiguilles régulières leur assurent la plus délicate souplesse quand elles tombent sur le sol parfois peu accueillant.

Ce matin, deux femmes me précèdent déjà éloignées, puis un monsieur – tout couvert dans sa veste matelassée, le visage masqué, rétréci dans le capuchon – qui n’a pas d’yeux mais de grosses lunettes de soleil… où le voit-il en ce moment encore ensommeillé du jour ? La fine ligne de la bouche s’est-elle élargie en un sourire imaginaire ? Par-ci par-là, de grosses châtaignes happent mes yeux qui, oubliant la voûte ajourée du feuillage, ratissent les feuilles mortes mais belles de leurs chaudes couleurs.

Rovello-Massagno, San Maurizio

Je sors du bois, je monte vers San Maurizio. Était-ce un monastère ?  Un ermitage ? Un petit lavoir est resté là maintenant muni d’un robinet pratique, à côté d’un vieux sorbier… (nom à vérifier !).

Derrière la construction principale – est-ce une église ? – un petit cimetière avec quelques pierres tombales. Des noms gravés : Sommaruga. (je connais le directeur de la Croix Rouge – ex – et ses filles), puis, je lis encore : Petitat Margherita… et ma pensée va immédiatement à mon cours en première lycée, à ma manière d’enseigner le français ici, au Tessin, à mon attention in loco à la présence du plurilinguisme suisse, à mon idée de tout pédagogiquement didactiser, afin que la culture suisse dans ses multiples formes et langages puisse donner un sens tangible au désir et au plaisir de vouloir apprendre la langue de l’autre, avec lequel partager la multi histoire helvétique commune…

Bon, je rentre. Les poches bizarrement pleines de châtaignes… J’en avais pris et trouvé autant ? Mes mains, sœurs récolteuses ! À midi, avec celles qu’on a ramassées hier, on se fera un petit régal… peut-être j’essaierai de caraméliser les grosses, pas facile… Parenthèse : dans le monde on meurt de faim, paraît-il… mais ici, au Tessin, que de plantes fruitières… que pour la déco ! Une petite liste ? Grenadiers, Plaqueminiers (Kakis), Néfliers, Châtaigniers, Mûriers, Sorbiers, Pruniers, Cerisiers, …

Je rebrousse chemin… les ouvriers, qui manœuvraient à côté d’une pelle-mécanique et que j’ai salués à l’allée, bavardent en tessinois, du moins je crois… des ouvriers suisses ? ou des Comasques ?… Je marche vite, entre les maisons de via Rovello je jette un regard vers le Monte Brè : le soleil s’est-il recouché ? Du muret d’enceinte de San Maurizio je l’avais aperçu, ce n’était qu’un petit clin d’œil ou bien avait-il déjà envie de jouer à cache-cache ?

Des voix font échos dans l’appartement en face du nôtre : il s’est encore vidé et combien de fois en ces trois décennies qu’on séjourne sur le même palier ?

Mon mari a déjà pris le journal. Je monte vite. J’ai besoin d’un café.

 

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