In memoriam Michel Moret
Je viens d’apprendre seulement il y a deux jours, revenant de Yverdon-les-Bains et en m’arrêtant une demi-heure à la gare de Fribourg pour prendre un café avec l’ami poète, Pierre Voélin, avant de retourner chez moi – oui, disons «chez moi» – à Lugano, la nouvelle – quel adjectif choisir dans la gamme de la tristesse et de la peine? – du décès de l’éditeur Monsieur Michel Moret, survenu le 22 décembre 2023, à Vevey, où il vivait et œuvrait.
Un 22 décembre… comme mon père, il y a une douzaine d’années, à Fribourg. Notre vie est filée par nous et par un mystère, avec M majuscule, à volonté; nous nouons nos pierres miliaires afin de nous fixer solidement, nous enraciner profondément, et ainsi, mieux continuer à filer, à nous filer…
De nos appels téléphoniques, de notre correspondance via le courriel durée au moins trois ans, mais surtout de nos deux rencontres à Vevey – la première en tête-à-tête ou presque, la seconde, un dîner en trio avec le poète tessinois Gilberto Isella – je garde vivant son visage lumineux, souvent sillonné de silencieuses et attentives écoutes, et modulé en différentes variations verbales ironiques, qui le rendaient encore plus empathique et sympathique.
Je lui avais un jour demandé, en frappant directement à sa porte, façon de dire, une rencontre qu’il ne m’a pas refusée, contrairement à l’instinctive habitude des éditeurs!, afin de lui présenter et publier ma traduction du recueil de poèmes Liturgie Mineure de Gilberto Isella, poète de la Suisse Italienne.
Sa maison, siège des Éditions de l’ Aire, à Vevey, devant laquelle je suis arrivée à pied depuis la petite gare, délimitée plus que séparée de la rue par une clôture métallique, m’est apparue ce jour-là tout humide de pluie et attristée par l’ambiance hivernale; son enseigne, mordorée d’une fine dentelle de rouille, lui donnait un sens d’abandon que mon esprit élabora immédiatement en palimpseste du temps, du labeur et du peu d’attention à ce qui était matériel et vite macéré physiquement. L’entrée tapissée d’affiches, inscriptions, gribouillis et citations, annonçait déjà un temple du verbe écrit.
Dans un arcimboldesque dépotoir aux grands carreaux vitrés et marbrés de poussières sédimentées qui avait moult fonctions, notamment celle de salon de réception: des fauteuils, une petite table, m’a-t-il offert à boire?, chaque coin faisait appel à ma curiosité et surtout à ma distraction. De grands portraits d’écrivains «romands»: Ramuz, Alice Rivaz, Monique Saint-Hélier, Yvette Z’Graggen, les Chappaz-Bille et tant d’autres, peuplaient les parois et avaient l’air de se tenir curieusement, eux aussi, en attente et prêts à l’écoute.
Un secrétaire restait, quant à lui, barricadé dans son oppidum de livres babéliens s’adonnant à un hypothétique et complexe travail administratif, ou bien prenait-il note de notre conversation sans en avoir l’air…?
Je fus placée sur un canapé bas qui me faisait sentir encore plus frêle, tandis que lui, l’éditeur, calé dans un vieux fauteuil, trônait nonchalamment. Le dialogue – précis, concis et direct – s’engagea entre nous. L’homme me donnait l’impression que ma présence avait un temps compté, quoique aimablement élargi. Son attitude d’abandon physique qui épousait le fauteuil couleur rouge délavé n’éteignait pas son regard sournoisement perçant; celui-ci paraissait en contraste y gagner en chaud éclat.
Tout à coup, le mien tomba allègrement, parmi une rangée de boutons blancs nacrés, sur un unique petit bouton couleur rose grenadé de sa chemise, placé plus ou moins à la hauteur de son nombril. Drôle d’idée! Était-ce voulu, prémédité même? Mais alors quelle fonction pouvait-il avoir pendant notre colloque? Attirer mon attention, mesurer ma sensibilité féminine, trouver une faille dans ma psychologie, me confondre dans mon exposition…? Mes yeux ne s’y arrêtèrent qu’un laps de temps, le balayèrent plutôt des cils. Et, sans lâcher le fil de mon discours, je courus torrentiellement vers mon objectif. Dans la vie, l’occasion ne tombe qu’une seule fois et il ne faut pas la rater… ce n’est pas de moi, mais j’y crois fermement!
Le joli petit bouton dépareillé… – ma mère couturière n’aurait pas cédé à cette… imp…récision! – était placé là où le ventre s’arrondissait satisfait mais fusionnant tout de suite aisément dans l’imposante stature. Et cette touche de couleur tendre mais visible qui, en un instant, aurait pu faire embrouiller, disparaître sous terre, égarer peut-être un interlocuteur hésitant… Cette touche inhabituelle d’anticonformisme… Mais qui aurait pu lui jouer ce tour rigolo, dont il n’avait peut-être pas connaissance, s’étant habillé hâtivement confiant ce matin-là comme d’habitude…? Cette touche de bizarrerie vestimentaire… – par la suite j’ai pu constater qu’il adorait tout de même les belles couleurs solaires, du rose saumoné à l’orange jusqu’au rouge pourpre… – était-ce une marque de simplicité ouvrière, populaire et campagnarde, ou de la haute espièglerie…? cela le rendait encore plus aimable.
Un petit bouton… que de belles histoires peut raconter un petit bouton! Ma mémoire et ma rêverie s’égarent maintenant en y repensant… Je me revois alors ouvrir les tiroirs et les boîtes à boutons dans l’atelier de couture familial. Et combien d’élèves avais-je cousus à mon chemin en leur offrant à chacun un bouton arborant l’inscription en capitale «SOLIDE ET ÉLÉGANT» sorti d’une vieille boîte cartonnée, pas très grande mais «magiquement sans fond», tenue ensemble par un élastique bleuâtre lui aussi, tout en leur racontant – pour une leçon de français – l’histoire toujours renouvelée de la grand-mère fribourgeoise, couturière d’exception, qui me l’avait offerte mystérieusement, symboliquement… et eux, en observant précieusement le petit bouton, riche uniquement d’avoir engrangé du temps et sorti de l’immémorialité, ils n’avaient de hâte, à leur tour, que d’écrire un nouveau récit en se laissant transporter par son apparition et par leur imagination, les deux débridées.
Et ce ventre au repos, reposant, avait été également celui de mon prof de latin, M. N. Ruffieux, contre lequel j’avais été cogner en dévalant les escaliers du collège Sainte-Croix un jour où, à une remarque malheureuse de sœur Myriam, ma prof de dessin, j’avais envoyé en l’air mon cartable faisant retomber en neige toutes mes esquisses, mauvaises réussites d’une période de spleen… Refermons ce vase pandoresque tant qu’il est temps!
Or, le minuscule bouton aux joues rosies et délicatement posé sur le ventre de l’imposant éditeur veveysan me mettait à l’aise et me rassurait même! En une demi-heure – le temps d’un fabriquant de livres est précieux! – présentation du poète et de son œuvre ainsi que de moi-même, la traductrice. Deux mains serrées – debout! – scellèrent l’accord avec la condition sine qua non que j’aurais écrit moi-même la préface! Consentement à un nouveau défi voilé, car le rusé l’avait déjà lue, faufilée à mon panégyrique.
Intercepté du coin de l’œil gauche, le collaborateur efficace, toujours assis sur sa chaise, continuait d’écrire ne bougeant discrètement que ses mains aux bruits muets sur les touches de son ordinateur.
Que puis-je vous offrir… à boire? ma pensée avait naïvement complété sa question. Mais non, voyons, il pensait m’offrir un livre! Je bredouillai alors, me ressaisissant, quelques noms d’auteurs romands aimés et présentés à mes étudiants de deuxième lycée, en Suisse Italienne, ou bien encore exposés dans la vitrine «Littératures Suisses. Actualité.», que je m’étais inventée pour sortir mon cours de littérature romande (d’aucuns disent que ça n’existe toujours pas…) de la salle de classe et le faire déambuler dans les couloirs entre un croissant, un cappuccino et un baiser adolescent volé derrière une colonne. L’éditeur avait disparu derrière une porte, mais revenait déjà en brandissant le recueil de nouvelles de S. Corinna Bille, Juliette éternelle dans ses propres Éditions de l’ Aire, évidemment, qu’il me destina scellant notre accord. Il m’avait ainsi tiré encore un fil et fait un nœud!
Remémoration. Tout se lie, nul besoin de le répéter.
Quand je l’ai rencontré dans l’établissement de sa maison d’éditions, à Vevey, je pensais que je ne l’avais vu auparavant qu’en vidéo. Mes cours ne supportant pas les manuels tout faits, je cherchais mes propres documents. Une interview filmée avec l’éditeur Michel Moret (Tsr. Grands Entretiens, 2002) m’avait servi pour parler de l’existence de la littérature romande grâce aussi à celle des maisons d’éditions. Le parcours de M. Moret pour devenir éditeur était digne d’un conte presque de fée et voilà que mes étudiants tout en exerçant le français, la fameuse CO (compréhension orale), mais assaisonnée à ma manière, pouvaient connaître un brin de vie de leur Pays helvétique, c’est-à-dire de la vie culturelle d’outre-Gothard.
Toutefois, plus tard, je me suis rendu compte que j’avais déjà rencontré l’encore jeune – je l’étais encore plus et inexpérimentée – éditeur Michel Moret en présentiel, comme on dit surtout depuis le covid19 – et parlé de lui dans un article. L’éditeur était présent lors d’une conférence au Centre culturel suisse de Milan, en 1999, et c’étaient ses paroles que j’avais bues et transcrites, le regardant très peu, assise au fond de la salle – fatiguée après le trajet en train mais surtout de ma longue journée d’enseignement dans une école secondaire de Bellinzona, où alors je n’enseignais que je suis, tu es… à longueur de journée. J’étais là, obéissant à ma vocation culturelle de passeur, jeteur de ponts, reporter littéraire en l’occurrence, cela fait plus chic, pour parler dans le trépassé (sic!) quotidien luganais Giornale del Popolo, de l’écrivaine – enfin in auge – Alice Rivaz et de son œuvre. L’éditeur de l’ Aire – in persona – avait passé la frontière pour faire connaître aux voisins de la Botte un brin de littérature de chez nous!
Le fil d’une vie paraît toujours avoir été tranché trop tôt, mais Michel Moret, l’éditeur des Éditions de l’ Aire, s’est adonné à une tâche longue et ardue. D’une belle durée de quatre ou cinq décennies et accomplie comme un devoir moral personnel exemplaire.
Il y a 80 ans aujourd’hui, le 13 janvier 1944, naissait celui qui devint et fut lecteur-semeur de livres: Michel Moret. Croyez-moi: il est sûrement en train de faire un clin d’œil aux Parques!
Grazia Bernasconi-Romano